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La onzième édition du festival le Grand Bain

Du 18 mars au 12 avril 2024 se déroulait la onzième édition du festival Le Grand Bain organisé par le Gymnase CDCN (Centre de Développement Chorégraphique National) à Roubaix. Cette année, trente spectacles se sont tenus avec plus d’une quarantaine de représentations dans vingt-huit structures partenaires réparties dans quinze communes des Hauts-de-France. LillelaNuit est allé voir neuf spectacles de la programmation.

DE LA MUTATION À LA RÉVOLUTION

Le jeudi 21 mars, le Prato présentait le second solo, Les Promesses de l’incertitude de Marc Oosterhoff. Dans ce spectacle, cet artiste pluridisciplinaire joue un clown désemparé comme s’il se trouvait en scène tout à fait par hasard. Il doit inventer. Tout est envisageable. Il arrive toujours à se sortir des situations dans lesquelles il s’est empêtré.

Marc Oosterhoff représente une action comme une suite de mouvements en soi. Il passe par des détours et des positions fortuites souvent saugrenues mais le ridicule flirte souvent avec le génie. Son intérêt ne réside plus sur les conséquences de l’action mais dans la manière d’arriver à ce but. En retrait, deux acolytes maquillés de blanc semblent challenger le performeur. Alors même que les actions paraissent banales, Marc Oosterhoff — par un gestion particulière de l’équilibre et des tensions musculaires de son corps — les tire à l’extrême, les détourne allant jusqu’à la prise de risque physique ce qui leur donne l’allure d’un moment « extra-ordinaire ». Il en arrive à escalader les murs de la salle. Il affirme : « je ne cherche pas le repos de l’observateur. Je cherche à lui faire vivre l’incertitude de l’issue de mes promesses. Tant qu’elles sont irrésolues, il est libre d’imaginer tous les possibles. »

Dans un monde où plus rien n’a de sens, Les Promesses de l’incertitude est une ode à l’émerveillement, aux petites choses auxquelles on ne fait plus attention. Un spectacle intelligent et drôle. Un vrai moment de poésie.

 

Le danseur et chorégraphe Simon Leborgne et le danseur et compositeur Ulysse Zangs ont créé une pièce tout spécialement pour le Festival. Avec une version in situ au Fresnoy de Tourcoing puis au Palais des Beaux-Arts de Lille et une version plateau à l’Espace Pasolini de Valenciennes, Ad Libitum (autrement dit « à volonté ou à satiété ») est pièce autour de la mutation, du désir de passer de soi au dehors et du dehors de soi.

Les deux artistes sont au micro et font entendre leur respiration. Le bruit du souffle et le son minimaliste produit par la guitare électrique scandent le début de la performance. Le corps reptilien de Simon Leborgne entre en lien avec le souffle d’Ulysse Zangs. Le corps, entre pronation et supination, se tend, se grandit et agit selon les respirations. La silhouette longiligne s’étire et s‘érige vers le ciel avant de se replier. Le mouvement est, dans un premier temps, utilisé avec parcimonie.

Simon Leborgne laisse la place maladroitement à Ulysse Zangs qui se meut de manière plus académique faisant penser à la corporalité de la technique Forsythe. Les deux artistes se sont rencontrés à l’Opéra de Paris. Leur performance questionne aussi l’affranchissement de l’enseignement qu’ils ont reçu. Comment dépasser les assignations auxquelles nous sommes soumis ? Dans la pièce, quelques échos musicaux à de grands ballets classiques résonnent dans le hall du Palais des Beaux-Arts sans doute inadapté pour leur proposition.

Ulysse Zangs change d’espace et donc d’univers musical. Sur un solo exalté de batterie, Simon Leborgne opère sa mutation de l’animalité vers l’enfant. La figure de l’enfant renonce aux valeurs anciennes, elle s’en émancipe pour en produire de nouvelles. L’enfant incarne une nouvelle humanité qui dépasse et transcende les vieilles figures humaines et s’affirme par un désir inaltérable de création. LillelaNuit aurait eu envie de plus d’insolence de la part des interprètes pour que puisse s’opérer, sous nos yeux, une véritable révolution.

Née en 1992 dans le quartier de Katlehong en Afrique du Sud, la compagnie Via Katlehong Dance a fait appel à deux chorégraphes européens : Marco da Silva Ferreira en première partie avec Førm Inførms  et Amala Dianor avec Emaphakathini (“entre-deux” en Zoulou) pour la deuxième. Le Grand Sud a donc accueilli Via Injabulo (“voyage vers la joie” en Zoulou), autrement dit deux formes courtes dansées par la même troupe. Les deux propositions mélangent les styles notamment le clubbing, le kuduro, la house dance et le top rock mais la pantsula règne en maître. La pantsula est une danse contestataire qui émerge à Johannesburg dans les années 60-70 en réaction contre l’apartheid. Les deux chorégraphes mettent en lumière à la fois le collectif et les singularités de chacun. Entre frénésie et scènes de liesse, comment resserrer le tissu social d’une communauté ? Les neuf danseurs au plateau ont une énergie que rien ne peut réfréner. Dans Via Injabulo la danse est une affaire de joie qui n'empêche pas de s’insurger contre des idées. Cette pièce montre combien la danse tire sa puissance de son aspect révolutionnaire, fédérateur et jubilatoire. Un spectacle dont on avait besoin.

Pour démarrer la dernière semaine du festival, l’Oiseau-Mouche accueillait BLAST ! de la chorégraphe et danseuse Ruth Childs. Dans ce solo aux états d’être changeants, Ruth Childs laisse jaillir la violence qui se loge au fond d’elle-même. Sa voix est amplifiée et transformée par un micro. Les bizarreries même les plus inquiétantes vont de soi. La danseuse sans décor et au costume neutre devient monstre, c’est-à-dire un être absolument infigurable. Elle se laisse déborder de manière intempestive par des mouvements, des mots et des sons. Proches de la pantomime, ses mouvements suivent des répétitions et des digressions dansées à l’infini. Elle dialogue avec elle-même. Elle entretient un rapport particulier avec sa mémoire, ses souvenirs, ses impressions en développant une tension permanente entre ses sensations, ses émotions, et son imaginaire. Elle laisse l’Autre qui parle en elle. BLAST ! rappelle certaines danseuses expressionnistes allemandes du début du siècle dernier, notamment à Velaska Gert dont le travail figurait souvent un débordement. Ruth Childs nous a laissé complètement ébahis par sa performance.

Après avoir joué Umwelt (2004) à l’Opéra de Lille en janvier dernier, Maguy Marin était invitée par le Grand Bain à présenter sa dernière création Deux mille vingt trois à la Condition Publique de Roubaix. Avec un regard acerbe, elle démonte tous les puissants qui dominent le système capitaliste en dénonçant leur manque d’éthique et de morale.

À l’ouverture du spectacle, un mur sur lequel est inscrit des noms de sociétés, de patrons, de médias, de grands groupes, s’effondre sous nos yeux. Cet évènement n’est pas sans rappeler l’ouverture de la pièce Palermo Palermo (1989) de Pina Bausch, pièce créée quelque mois avant la chute du mur de Berlin. Ici, Maguy Marin rappelle que le système capitaliste court à sa perte et qu’il détruit quelques-unes de nos valeurs fondamentales.

Une télé projette un flot discontinu d’images : portraits d’hommes et de femmes politiques, de patrons, de logos d’entreprises du CAC 40, de publicitaires. Le spectateur est assommé d’images et les sept interprètes, à tour de rôle, rapportent des faits malhonnêtes voire indécents pratiqués par ces puissances. Le fond rejoint la forme car la surabondance des exemples pointe nos façons de consommer les médias. Bien qu’elle dénonce notre société ultralibérale, Maguy Marin pousse le spectateur à sonder la véracité des propos puisque les faits racontés sont sortis de leur contexte.
En contrepoint, un personnage spectral et mystique inspiré du théâtre traverse le front de scène comme un rituel sur le son de pièces de monnaie qui s’entrechoquent. Sa présence pointe l’effondrement de notre civilisation occidentale assoiffée par l’argent. Cette figure traditionnelle, aux traits grimaçants et à la tête hérissée révèle les insuffisances spirituelles de l’occident. Mais cette effigie hiératique est elle-même pervertie par l’argent car, à y regarder de plus près,  sa coiffe représente une centrale nucléaire, un bateau de croisière ou un avion et son éventail est une liasse de dollars américain. Avec cette création, Maguy Marin ne cesse de surprendre LilleLaNuit.

AFFIRMATION ET EXPLORATION DES IDENTITÉS DE GENRE

Thomas Lebrun, enfant du pays, et actuel directeur du Centre chorégraphique National de Tours,  a été invité pour cette nouvelle saison du Grand Bain à présenter sa dernière création Sous les Fleurs à la Condition Publique de Roubaix. Dans l’édition précédente du festival, LillelaNuit avait découvert la pièce du chorégraphe Mille et Une danses, un véritable coup de cœur.

Thomas Lebrun, avec cinq danseurs au plateau, rendent hommage à une culture ancestrale au raffinement millénaire qui vient interroger notre société soit disant « progressiste ». Sous les Fleurs est une pièce contemplative célébrant les Muxes, troisième genre de la tribu des Zapotèques, où des hommes explorent leur féminité et exercent des tâches habituellement réservées aux femmes. Les Zapotèques évoluent au sud du Mexique alors même que le machisme et le patriarcat sévissent dans le pays. Le chorégraphe, de manière un peu naïve, révèle des oppressions exercées envers des hommes qui souhaitent vivre leur féminité librement.

Dans le mouvement et les placements, on reconnaît certaines influences telles que Pina Bausch ou Carolyn Carlson mais cela confère à la pièce un sentiment fort de « déjà vu ». Sans surprise, le spectacle est convenu et la chorégraphie un poil démodée. Thomas Lebrun honore la culture mexicaine en suggérant la traditionnelle fête des morts ou la figure emblématique que représente Frida Kahlo mais la pièce n’encourage pas la réflexion. Le spectacle devient anecdotique et consensuel. Il change de ton et se termine par la chanson Viril d’Eddy de Pretto lui décernant une tournure plus politique que contemplative. Le légitime combat mené contre les discriminations manque ici un peu de substance tant sur le fond que sur la forme.

 

Dans la salle de la Condition Publique de Roubaix, l’artiste multidisciplinaire Lara Barsacq apporte une nouvelle approche critique sur le ballet l’Après midi d’un Faune avec sa pièce La Grande Nymphe. Sur la musique de Claude Debussy, elle même inspirée d’un poème de Stéphane Mallarmé, ce ballet est présenté en 1912 au Théâtre du Châtelet à Paris. Il est chorégraphié et interprété par le danseur de légende Vaslav Nijinski mais suscite, à cette époque, le scandale. Le faune, mi-homme, mi-bouc, est entouré de nymphes vêtues de tuniques drapées et vaporeuses. Lorsque la grande nymphe fait son apparition, le faune éprouve un grand désir pour elle. À la fin, il s’allonge sur l’écharpe de la grande nymphe dans un ultime acte érotique.

Accompagnée sur le plateau de la danseuse Marta Capaccioli et de la DJ Cate Hortl, Lara Barsacq réinterroge ce qu’est le corps féminin dans sa mythologie à travers la figure de la grande nymphe, allégorie de l’amour et du plaisir charnel. La chorégraphe réutilise les codes des Ballets Russes dont les spectacles ne se cantonnaient pas seulement à la chorégraphie mais aussi à la musique, aux décors et aux costumes. Une grande toile de fond — sur laquelle seront projetées les étapes de création de Lara Barsacq pour sa pièce — représente la déesse Diane Chasseresse. Le public assiste à des intermèdes vidéos où l’on voit Lara Barsacq faire du roller devant le Louvre, musée où Vaslav Nijinski a observé les mouvements des personnages mythologiques sur les vases du département Antiquités pour sa chorégraphie. On la retrouve dans le costumier de l’Opéra de Paris à contempler les costumes et les perruques du Ballet.

Les trois artistes au plateau confrontent la féminité de la grande nymphe avec la leur et ouvre ainsi de nouvelles perspectives sur ce qui serait attendu de cette grande nymphe. Tantôt en joueuse de roller derby, tantôt en chanteuse disco, la grande nymphe revêt de multiples facettes. La pièce permet de repenser les normes culturelles en danse sans pour autant rabaisser l’aspect innovant de la chorégraphie de Nijinski puisqu’elle s’inscrit dans des circonstances historiques bien particulières.

En 2019, nous avions interviewé le danseur Yohann Baran pour son solo JAY. Cinq ans plus tard, sa pièce est programmée par le Grand Bain. Cette superbe avancée pour ce chorégraphe émergent ne nous a pas laissés indifférents. Le solo a pris en maturité et Yohann Baran en assurance. Il nous propose une déflagration sensuelle assumée. JAY est plus incarné, déraisonnable et irrévérencieux. LillelaNuit vous invite à lire l’article de la genèse de la création de cette pièce chorégraphique et à suivre le travail prometteur de Yohann Baran.

Jay – Interview du danseur et chorégraphe Yohann Baran

Pour clôturer le festival, le perfomeur Julien Andujar en Maryline Monoï animait la soirée par un show drag avec son acolyte Tetsuo. Les intermèdes des deux maîtresses de cérémonie étaient décevants mais heureusement le public a pu danser dans la salle du Gymnase. LilleLaNuit s’est lâché sur le dancefloor pour finir le festival en beauté.

Crédit photo : © Pedro Sardinha,  spectacle Via Injabulo de Amala Dianor et Marco da Silva Ferreira

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