Mercredi 10 décembre 2025, Suzane faisait escale à l’Aéronef pour présenter Millénium, son troisième album. Une date attendue, trois ans après son dernier passage à Lille, dans une salle comble et déjà acquise. Mais ce qui s’est joué ce soir-là dépasse largement le cadre du concert pop-électro. Pendant 1h40, l’artiste a transformé la scène en espace de parole, le corps en outil politique, et la musique en vecteur de lutte collective. Entre danse martiale, textes frontaux et prises de position assumées, Suzane n’est pas venue divertir : elle est venue dire, dénoncer, rassembler. Et Lille a répondu présent.
Lou Dassi : maladresses assumées et potentiel en pleine lumière
Avant que Suzane ne transforme l’Aéronef en tribune, c’est Lou Dassi qui ouvre la soirée, pendant 40mn. Révélée à 16 ans dans The Voice en 2022, la jeune artiste arrive seule sur scène. Pas de groupe, pas de décor : une table, un ordinateur, un micro. Une configuration minimaliste qui laisse peu de place à la triche, et qui joue clairement en sa faveur. Quelques faux départs, des hésitations techniques, vite désamorcées par une autodérision efficace et un sens de la répartie naturel. Elle commente ses propres maladresses, en rit, et embarque le public avec elle. L’échange est sincère.
« J’espère que vous vous êtes dit : elle doit encore taffer, mais beau potentiel ! » conclut-elle en résumant parfaitement le moment.
Pendant l’entracte, la salle monte en température : Désenchantée de Mylène Farmer est repris en chœur, avant qu’Abracadabra de Lady Gaga n’achève de faire vibrer l’Aéronef dont la dernière note marque le début du concert attendu.
Suzane à l’Aéronef : Un spectacle pensé comme un combat collectif
21h. Quatre silhouettes apparaissent en ombres chinoises, perruques vissées sur la tête, corps déjà en tension. Pendant quelques secondes, impossible de distinguer Suzane des danseuses. Puis elle surgit, en hauteur, sur le palier supérieur de la scène, comme si elle prenait position avant l’affrontement.
La scénographie est épurée mais redoutablement efficace : deux niveaux, deux écrans géants, une palette dominée par certaines couleurs suivant les titres chantés. Rien de superflu. Ici, chaque élément sert le propos. Le corps est central, la danse omniprésente, pensée comme un langage à part entière. Les chorégraphies évoquent le combat, la résistance, la discipline. Ici, le corps n’illustre pas les chansons : il porte le discours. Suzane le sait, et l’assume pleinement. Elle n’est pas là pour séduire, mais pour tenir une position. Très vite, elle prend la parole, s’adresse à Lille, rappelle son absence de trois ans, remercie le public, puis souligne le rôle essentiel de son producteur Valentin Marlin, présent dans la salle :
« Je sens que cet album vous touche autant que moi. Mais il n’existerait pas sans mon producteur, qui vient du Nord ! »
Au fil du premier tiers du set, Suzane installe ses thématiques majeures : le regard des autres, la pression sociale, la difficulté d’exister sans se conformer. Les gestes sont parfois brusques, parfois retenus, comme contraints par des normes invisibles. La salle suit attentivement. Ce qui frappe, c’est la cohérence entre le fond et la forme : tout est pensé pour que le message passe sans surcharge. Pas de discours théorique, mais une incarnation permanente. Derrière l’ironie de Champagne, avec ses lumières dorées, sa table dressée sur scène - référence assumée à une Cène contemporaine - on ne tombe pas dans la légèreté gratuite. La satire sociale est mordante : « On sourit sur les photos / On s’dira au revoir à l’arrache ». Le malaise est bien réel et Suzane excelle dans cet équilibre : faire danser tout en pointant ce qui cloche.
Le concert prend une autre dimension lorsqu'elle aborde frontalement les questions de genre et d’amour. Avant d’interpréter Au grand jour, elle s’arrête, regarde la salle, et pose une phrase simple, mais essentielle :
« La honte et l’amour ne sont pas des sentiments qui devraient être associés. Aujourd’hui, je suis mariée à la fille que j’ai aimée depuis le début. S’il y a des gens qui s’aiment dans la salle, aimez-vous au grand jour ! »
Le moment est suspendu. La chorégraphie qui suit est d’une grande douceur. Ce passage agit comme un contrepoint lumineux dans un concert tendu, rappelant que le combat est aussi une affaire de visibilité et de tendresse. Le basculement militant est net avec SLT. La mise en scène se fait volontairement brute : une danseuse filme la scène avec un téléphone, l’image est retransmise en direct sur l’écran géant, en noir et blanc. Le dispositif est simple, presque inconfortable. Et c’est précisément ce qui le rend si efficace. La salle se tait. Le propos est dur, frontal, sans filtre. Suzane ne cherche pas à adoucir. Elle expose. Elle force l’écoute. Il ne s'agit pas que d'un simple spectacle : c'est un espace de témoignage collectif.
P’tit gars débute a cappella. Aucun artifice. Le texte raconte le rejet familial, l’homophobie ordinaire, la violence des mots. Certaines paroles font mal. D’autres soulagent. À la fin du morceau, Suzane attrape un drapeau LGBTQIA+ tendu par le public et le lève fièrement sur scène, transformant ce moment de vulnérabilité en geste de soutien explicite et assumé. Plus tard, avec Millénium, Suzane dresse le portrait d’une génération fatiguée, lucide, prise entre crises économiques, urgence écologique et perte de repères. Elle ne parle pas au nom des autres. Elle parle depuis l’intérieur. Et c’est ce qui rend le moment juste.
Puis vient Je t’accuse. Moment clé. Sans pathos. Suzane aperçoit une pancarte dans la fosse, la demande, la brandit : « J’assume d’être une sale conne ». Le geste est clair, assumé, directement relié à l’actualité et aux luttes féministes. Derrière elle, des chiffres sur les violences sexistes et sexuelles s’affichent. La chanson agit comme une accusation adressée à un système défaillant. À cet instant, Suzane n’est plus seulement artiste : elle est porte-voix.
« Mes parents étaient inquiets car j’avais des grands rêves. J’ai bien fait de prendre ce billet de train sans retour. Croyez en vos rêves. Attelez-vous à vos rêves. »
Le dernier acte est plus explosif. Avec Suzane, elle chante son parcours, les doutes, les critiques, la peur de ne pas être “au bon format”. Avec Humanoïde, elle critique un monde algorithmique qui broie l’humain. Avec Lendemain de fête, elle conclut sur une injonction simple, presque vitale : vivre maintenant, aimer maintenant, agir maintenant. Alors que le concert semblait terminé Suzane revient, visiblement émue :
« Comment voulez-vous que j’aille me coucher après ça ? Je ne vis que pour ça ! Merci infiniment ! »
Dans un élan totalement spontané, elle demande à son staff de relancer Suzane une nouvelle fois, faisant du public un chœur géant avant de se jeter dans la foule pour un Slam final. À l’Aéronef, Suzane n’a pas livré un simple concert, mais une prise de parole scénique. Féministe, générationnelle, profondément humaine, elle confirme qu’elle n’est pas là pour plaire à tout prix, mais pour dire ce qui doit l’être. Un spectacle sincère, dense, incarné, où la pop devient un outil politique accessible, où le féminisme n’est jamais décoratif, où l’émotion sert un propos clair.
