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Les Enfants rouges : entretien avec le cinéaste Lotfi Achour

Les Enfants rouges : entretien avec le cinéaste Lotfi Achour

Lotfi Achour Les Enfants rouges Style : Cinéma Date de l’événement : 07/05/2025

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Dans son actu ciné, LillelaNuit vous invite à découvrir Les Enfants rouges, le dernier film de Lotfi Achour. Pour son premier long-métrage, le réalisateur de Demain Dès L'Aube, Père et La Laine sur le dos, s'inspire d'un drame qui horrifia la Tunisie il y a 10 ans. Une histoire déchirante à découvrir en salle le 7 mai 2025. Rencontre !

Quelles sont les différences entre l’histoire réelle et le film ? Avez-vous beaucoup romancé les faits, ou êtes-vous resté très proche de cette tragédie ?

Lotfi Achour : Dans le film, les seuls personnages réels sont les deux adolescents, la mère de l’un d’eux (celui qui est tué), et le grand frère, tué un an et demi plus tard, qui a inspiré la scène où il va chercher le corps. Tous les autres personnages sont inventés, même si certains ont sûrement existé. Par exemple, celui qui a porté la tête a forcément une mère. Dès le départ, on a fait le choix artistique, éthique et de production, de ne pas rencontrer la famille avant d’écrire. On est parti des éléments disponibles : témoignages, vidéos, notamment celle de la décapitation et de l’interrogatoire, qui étaient clairement de la propagande. Ce dialogue a été repris tel quel dans le film, même si son contenu est douteux. Les faits réels qu’on a gardés sont : l’âge des deux bergers, leur marche en montagne, leur arrestation, leur décapitation, et le retour de la tête. Tout le reste a été imaginé. Par exemple, la vidéo où la famille récupère le corps est différente de la scène du film : en réalité, ils portaient le corps recouvert d’un drapeau national, se le passant un par un pour descendre le plus vite possible dans les montagnes, car ils avaient peur. Dans le film, on a pris un autre rythme.

Les Enfants rouges est actuellement en salle à Tunis. La première projection publique a eu lieu à Kasserine, là où l’histoire s’est déroulée, devant 700 personnes, dont des villageois et proches des victimes. Leur réaction a été très touchante : ils ont trouvé que le film les représentait fidèlement, sans misérabilisme, sans folklore, ni condescendance. Cette justesse était essentielle pour nous. Une fois le scénario terminé, je suis allé voir la mère. Je ne voulais pas faire un film porteur d’un message ou d’un "testament", je voulais rester libre dans la création. Heureusement, j’ai pu la rencontrer avant son décès. Aujourd’hui, on est en contact avec le frère survivant et avec l’homme qui a porté la tête. Ils n’ont pas encore vu le film, mais on reste en lien.

Je ne voulais pas faire un film porteur d’un message ou d’un "testament", je voulais rester libre dans la création.

Lotfi Achour, réalisateur

Les Enfants rouges se déroule presque exclusivement en montagne. Quelles furent les principales difficultés techniques pendant le tournage ?

Lotfi Achour : La principale difficulté du tournage a été la chaleur. On a tourné en juin et juillet, parce que je voulais capter l’aridité, le moment le plus sec, pour que le film soit vraiment immersif. Et c’était vraiment très dur : il faisait entre 45 et 50 degrés tous les jours.

Les Enfants rouges se passe à 80 % en extérieur, donc très peu de scènes en intérieur. Et même ces intérieurs étaient étouffants, car le toit était fait de tôle, donc ça devenait un four. Les conditions de tournage étaient vraiment éprouvantes. La chaleur a aussi compliqué la logistique : on avait une vingtaine d’ouvriers juste pour transporter le matériel, l’eau, la machinerie. Il fallait aussi des 4x4 pour accéder aux lieux. Tout ça a alourdi la production. Mais malgré tout, le tournage était magnifique. Très dur physiquement, oui, mais artistiquement, on était comme en lévitation. On avait bien préparé le film : avant le vrai tournage, on a tourné tout le film une première fois avec une petite caméra Sony, pendant les vacances scolaires des jeunes acteurs, avec le directeur photo et tous les comédiens, dans les vrais décors. On a fait tout notre découpage à l’avance, sur place. Quand le tournage officiel a commencé, tout était prêt : les acteurs connaissaient leur texte, mais aussi les lieux, qu’ils avaient déjà apprivoisés. C’était donc un tournage très beau sur le plan créatif et humain, mais extrêmement difficile à cause des conditions météo. Et puis, il y a eu cette vraie tempête, celle qu’on voit dans le film. Elle a emporté des éléments du décor, des camions… Avec le directeur photo, on a sorti la caméra pour la filmer. Tout le monde était déjà parti, on n’était plus que trois ou quatre. On a placé le jeune acteur derrière la fenêtre et on a filmé. Je ne savais pas encore à quoi ça allait servir, mais c’était une chance énorme.

Vous filmez les personnages, qu’ils soient du bon ou du mauvais côté, mais vous filmez aussi beaucoup les éléments : le vent, la pierre, l’aridité. À un moment, on voit un arbre isolé au milieu du désert, presque comme une oasis. C’est très étonnant. Pourquoi tenez-vous tant à filmer la roche, à nous faire entendre le vent ?

Lotfi Achour : Mon ambition était de faire ressentir le lien très fort, presque organique, que les gens ont avec la nature. Ils vivent vraiment avec elle. Par exemple, Ali, le jeune acteur, vient lui-même de la montagne. Son quotidien ressemble exactement à celui qu’on montre : pas d’eau courante, une vraie proximité avec les animaux, avec les gestes de la terre. Il avait une manière de toucher une chèvre avec un bâton, ou de lancer un caillou, qu’on ne peut pas inventer. Je voulais que le film soit immersif, qu’on sente que la nature n’est pas juste un décor, mais un élément central de leur vie. Elle est dure, oui, mais c’est aussi une source de joie et de liberté pour les enfants. Ils n’ont pas de cinéma, de supermarché ou de salle de jeux, alors ils créent une relation avec ce qu’ils ont : la nature.

Je voulais qu’on sente aussi sa dureté, sa cruauté. On a l’impression que si on s’assoit, on peut se brûler, qu’il y a des pièges ou des dangers partout. C’est pour ça qu’on a vraiment voulu que la nature soit un personnage principal du film. Avec le directeur de la photo, on l’aimait, cette nature. On est restés là pendant des mois, sans redescendre à Tunis, même pendant les jours de repos. On était heureux de se lever à l’aube, de grimper la montagne, de tourner sous la chaleur. On a vécu une relation intense avec ce lieu, et on a voulu que le spectateur la ressente aussi, au-delà d’un simple décor.

Je voulais que le film soit immersif, qu’on sente que la nature n’est pas juste un décor, mais un élément central de leur vie.

Lotfi Achour, le réalisateur

Comment avez-vous fait le choix des acteurs, et notamment Ali ? Pourquoi le choix s'est tourné vers lui ? 

Lotfi Achour : Pour le rôle d’Ali, ça a été une évidence. On avait vu plusieurs centaines d’enfants dans des ateliers, des collèges ruraux. On allait vite : première rencontre, cinq minutes filmées, présentation, pour voir un maximum de profils. Un soir, mon assistant, m’appelle et me dit qu’il a vu un gamin incroyable. Il me dit aussi qu’il a oublié la consigne : au lieu de filmer cinq minutes, il a laissé tourner pendant 40 minutes, tellement il était captivé. Ce garçon, Ali, avait 12 ans et demi à l’époque, deux ans avant le tournage. Il venait de la montagne djebel Semmama, juste à côté de l’endroit où s’est passée l’histoire. Il avait lui-même vécu des événements très durs, comme une voisine tuée par une mine, mais ce n’est pas pour ça qu’on l’a choisi. On l’a choisi pour son rapport au jeu, à l’interprétation.

Il a quelque chose d’inné. À Locarno, pendant une rencontre avec des étudiants, on lui a demandé comment il avait travaillé son rôle. Il a répondu : « J’avais deux consignes : observer les adultes, surtout les deux mères, qui sont des actrices professionnelles, et suivre les instructions du réalisateur. » Il les a appliquées pendant les répétitions et les premiers jours de tournage. Puis, au bout d’une semaine, il s'est dit que ce n’était pas suffisant. Il a compris qu’il devait aussi y mettre de lui-même, interpréter, ressentir ce qu’il a fait pour y prendre du plaisir. C’était incroyable de l’entendre dire ça. Il a, avec ses mots, redéfini ce qu’est jouer. Quand on a vu sa vidéo, on l’a envoyée immédiatement aux producteurs. On était tous d’accord. Il a tourné 41 jours sur 42, sans faire une seule mauvaise prise. Même Wojciech Staron, notre directeur photo, qui a beaucoup travaillé avec des enfants, disait qu’il n’avait jamais vu ça. Il a une grâce incroyable. Aujourd’hui, Ali veut vraiment devenir acteur. D’ailleurs, les trois enfants veulent continuer dans ce métier.

Vous montrez la violence sans en abuser. Comment avez-vous abordé la question de filmer la violence qui implique des enfants ? Car ces jeunes sont confrontés à cette violence dans la réalité. Il y a une question morale importante pour le cinéaste que vous êtes.

Lotfi Achour : En fait, ce qui a vraiment compté, c’est le temps qu’on a pris pour préparer les enfants au film. On a travaillé pendant deux ans. Ali avait 12 ans et demi au début, Wided aussi, et ils avaient environ 14 ans et demi au moment du tournage. Ce long temps de préparation a permis de les accompagner étape par étape : d’abord pour le casting, ensuite avec de nombreuses répétitions, puis des discussions sur le film et le scénario. On a travaillé des semaines entières. J’avais écrit les dialogues en français, puis j’ai fait une version en arabe avec eux, en tenant compte de leur dialecte local et de leur manière de parler en tant qu’adolescents. C’était important, car moi, je ne connais pas leur langage d’ados. Tout ce travail leur a permis de ne pas juste "jouer naturellement", mais de vraiment devenir des interprètes, comme au théâtre. On travaillait chaque phrase, comme avec des acteurs adultes. On avait un médecin et un psychologue disponibles, mais on n’a presque pas eu besoin d’eux.

Donc oui, la question morale s’est posée dès le départ. Pour les scènes violentes, on a répété longtemps avec des cascadeurs pour que ce soit purement technique. On vidait les émotions pour les transformer en travail de mise en scène. Les enfants comprenaient bien que c’était du jeu, du faux. Personne n’a été blessé, et tout était encadré. Cette distance technique a aidé à gérer la violence à l’écran.

Pensez-vous que les antidotes à ce monde obscurantiste, ce poison obscurantiste, soient la jeunesse et les femmes ? 

Lotfi Achour : Je pense que l'antidote, c'est la jeunesse, les femmes, et toutes les personnes, pas seulement les femmes. C'est la connaissance, le savoir, l'éducation, et la culture. Ce ne sont pas des mots vains. En Tunisie, en 2013, on a traversé une période très difficile avec des assassinats politiques et une situation très sombre. Nous avons vécu une guerre civile en Libye, des conflits en Syrie, un pouvoir islamiste soutenu par l'Europe et les États-Unis, et des milliers de jeunes embrigadés pour aller en Syrie. Mais après le deuxième assassinat en 2013, il y a eu un sit-in devant le Parlement, dirigé en grande partie par des jeunes et des femmes. C'était un mouvement porté par la société civile, en majorité féminine, car les femmes savaient que leurs libertés étaient directement menacées. Elles ne voulaient pas que les lois soient faites uniquement pour les hommes. Il y a une vraie tradition féministe en Tunisie, remontant aux années 1930, et même si certaines femmes reproduisent le patriarcat, beaucoup d'autres se battent pour l'égalité. Pour la Tunisie, les femmes ont été un rempart essentiel.

Les infos sur Les Enfants rouges

Les Enfants rouges de Lotfi Achour.
avec Ali Hlali, Wided Dabebi, Yassine Samouni, Jemii Lamari, Younes Naouar, Salha Nasraoui, Eya Bouteraa, Latifa Gafsi

Sortie le 7 mai 2025
Durée : 1h38

Synopsis : Alors qu’ils font paître leur troupeau dans la montagne, deux adolescents sont attaqués. Nizar, 16 ans, est tué tandis qu’Achraf, 14 ans, doit rapporter un message à sa famille. D’après une histoire vraie.

Entretien réalisé par Grégory Marouzé et Camille Baton à Lille le 29 avril 2025.
Retranscription de l'entretien par Camille Baton.

Affiche, photos et film-annonce : Nour Films
Remerciements Le Métropole Lille

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