Thierry Klifa, l'un des cinéastes français les plus brillants du moment, signe La Femme la plus riche du monde. S'inspirant de la ténébreuse affaire Bettencourt, l'ancien critique et journaliste de cinéma au magazine Studio, signe une comédie drôle, tragique, cruelle, caustique, émouvante, aux dialogues brillants. Porté par une troupe de comédiennes et de comédiens au sommet - Isabelle Huppert, Marina Foïs, Laurent Lafitte, Raphaël Personnaz, Mathieu Demy, André Marcon -, La Femme la plus riche du monde est l'un de nos coups de cœur de cette fin d'année. Cela méritait bien une conversation entre Thierry Klifa et LillelaNuit.

Pourquoi avez-vous eu l'envie de raconter l'affaire Bettencourt, même si vous vous en éloignez, puisque vous en faites une histoire romancée ?
Thierry Klifa : Quand le fait divers a éclaté dans les années 2000, j'ai tout de suite été fasciné par cette histoire que j'ai suivie un peu comme un roman photo, une télénovela, sauf que ça se passait chez les ultra-riches. On savait qu’ils existaient, mais c'était une sorte de galaxie lointaine, on ne pouvait pas leur donner de visage. Je pense même que cette milliardaire a été le premier visage découvert des ultra-riches. Si ça avait été uniquement pour illustrer ce qu'on a pu lire, voir ou entendre à ce moment-là, je n'aurais pas eu envie d’en faire un film, car on était noyé sous des sommes d'argent totalement mirobolantes qui n'avaient plus vraiment de sens. On était parasité par le scandale politico-judiciaire qui m'intéressait moins que l'intime. Je me suis rendu compte que les trois protagonistes principaux de cette histoire avaient été beaucoup caricaturés, on avait effacé d'eux toute forme d'humanité, qu'elle soit fascinante ou terrifiante, donc j'ai commencé à m'y intéresser de plus près, en passant par l'intime, en me disant que j'allais mettre ma caméra là où aucun documentaire, aucun journaliste, ne pourraient pénétrer : à l'intérieur de cette maison, derrière ces volets clos. Cette histoire a été beaucoup racontée par la fin, mais j'ai choisi de la raconter par le début et en travaillant beaucoup, en cherchant sur cette affaire, en faisant des recoupements, je me suis rendu compte qu'il y avait tout du roman balzacien, de la tragédie shakespearienne. Pour que ça passe plus facilement, je pouvais passer par le prisme de la comédie, car il y avait des situations qui étaient à se tordre de rire, ce sont des personnages qui sont hauts en couleurs, à la fois flamboyants, terribles, et hors du commun.

Thierry Klifa - Tous droits réservés
Vous avez l'une des plus belles distributions du cinéma français de l'année : Isabelle Huppert, Marina Foïs, Laurent Lafitte, Raphaël Personnaz, Mathieu Demy, l'incroyable André Marcon, comment réunit-on un tel casting ?
Thierry Klifa : Je pense qu'ils ont aimé le scénario, mais je pense que ce qui les intéressait aussi, c'était que ces personnages sont des prototypes. Ils n'avaient jamais joué des personnages comme ceux-là, et ils n'en joueront sans doute plus jamais. Ça les a amusés, ça les a intéressés, et le fait que ce soit fictionnalisé, le fait que ce soit justement, pas matière à faire un téléfilm, mais plutôt un film de cinéma, fait qu'ils ont tout de suite vu ce que je voulais faire, le ton que je voulais adopter, la direction artistique que j'allais prendre. Ce sont des choses que j'avais très à cœur. Je pense aussi qu'en lisant le scénario, ils se sont aperçus qu'il y avait plein de choses qu'ils ne savaient pas. Que c'est très dur de se faire un avis sur cette histoire et que le film ne donne peut-être pas de réponse, mais il questionne, permet de débattre. Je vois bien, lors des avant-premières que j'ai pu faire, que les gens se passionnent, mais ils ne sont pas d'accord, donc, ça crée le débat, et je pense qu'ils l'ont pressenti dès la lecture du scénario. Après, ils avaient tous un plaisir immense à travailler ensemble, à faire ce film ensemble. Tout ça, c'était des atouts pour moi.

Dirige-ton Isabelle Huppert ?
Thierry Klifa : Non. Moi, je ne dirige pas tellement les acteurs. À partir du moment où je les ai choisis, je trouve qu'il y a une grande partie du travail qui est fait. C'est un choix presque dicté par le scénario, un choix scénaristique. À partir de là, je leur confie le personnage. Ce qui est intéressant, c'est de faire des lectures autour d'une table pour se mettre d'accord sur les dialogues. Je suis très à l'écoute de ce que les acteurs peuvent suggérer parce que les personnages leur ressemblent. J'aime beaucoup les aspects, les recherches de looks, les essais costumes et coiffures. Tout ça raconte le personnage sans qu'on ait nécessairement besoin d'en passer par la psychologie. Sur le tournage, j'essaie d'être le premier spectateur, si j'avais su comment Isabelle allait jouer Marianne Farrère, ça ne m'aurait pas intéressé. Ce que je demande, c'est d'être surpris, étonné. Je les laisse, elle et les autres acteurs, et puis, on discute ensemble. Je comprends la théorie d'Arnaud Desplechin, et je la suis, quand il dit que "Catherine Deneuve est l'autrice de ces films, au même titre que les metteurs en scène". Avec Isabelle Huppert, c'est vraiment la même chose. Évidemment, elle est impressionnante, en tout cas, de l'extérieur elle l'est, de par ses filmographies, ses rôles, les grands metteurs en scène avec lesquels elle a travaillé. Mais c'est une femme qui prend tellement de plaisir à ça. C'est une femme qui est tellement du côté du film, qui est très partageuse. C'est une vraie partenaire pour ses partenaires. Quand elle est sur un plateau, elle est totalement à disposition, pas seulement du metteur en scène, mais de ses partenaires et à disposition de tout ce qui peut arriver quand on tourne.

Dans votre film, on adore détester Laurent Lafitte. En clone du photographe François-Marie Banier, il est très impressionnant. Comment a-t-il travaillé ?
Thierry Klifa : Un peu comme Isabelle, on a travaillé sur un look. Ce qui les a tous soulagés, c'est plutôt que de travailler sur le mimétisme, ils devaient saisir l'essence même du personnage. C'est vrai que Laurent a une flamboyance à la démesure de ce personnage, je ne vois que lui en France pour avoir cette folie-là. Il est vraiment merveilleux. Il est comme Michel Serrault, il n'a jamais peur. Ce que Serrault m'avait dit quand j'étais journaliste, c'est qu'il n'avait jamais peur d'aller trop loin. Laurent ne cherchait pas à sauver son personnage. Il acceptait d'être, à la fois, cet homme qui réveille cette femme et lui donne une seconde chance, et, aussi, toutes les zones d'ombre, l'amertume aussi de ce personnage qui n'a pas nécessairement été celui qu'il voulait être et celui qu'il promettait d'être quand il avait 20 ans. Il était étonnant tout le temps, mais jamais dans la performance.
La Femme la plus riche du monde, est un film drôle, caustique, souvent tragique et cruel. Le risque n'était-il pas de rendre, dès le départ et jusqu'à la fin, ces gens totalement antipathiques ?
Thierry Klifa : Je cherchais à montrer leur humanité, avec ce qu'elle a de positif et ce qu'elle a de plus négatif. Je n'ai jamais cherché l'empathie avec ces personnages. Je ne fais pas pleurer avec les ultra-riches, c'est peut-être une grande différence avec mes films précédents qui traitaient aussi de la famille. Les personnages de mes films précédents, j'essayais toujours, même s'ils avaient des zones d'ombre, de les sauver. Là, je n'avais pas cette tâche et il ne fallait pas se laisser avoir par toute forme de sentimentalisme. Après, chacun se fait un peu son idée personnelle de ce personnage, comme du personnage de Marina ou de celui d'Isabelle. Je pense que leur vérité va au-delà du rôle auquel on les a assignés, la fille est-elle aussi victime qu'elle le prétend ? Lui est-il autant disruptif ? À quel point le personnage de Marianne est-elle une victime consentante ? À partir de quel moment peut-on parler d'une certaine forme d'emprise de la part de Fantin ? Ce qui est certain, à la fin du film, c'est que le personnage le plus sacrifié, c'est le personnage de Raphaël Personnaz parce qu'il ne fait pas partie de ce milieu. Il est celui à qui on a donné l'impression qu'il faisait partie de cette famille, qui a tout vu, tout entendu, qui est comme une sorte de boîte à secrets, aucun des trois protagonistes principaux ne s'en tire. On les laisse tous, à leur solitude, une solitude qui n'est pas choisie, qui les accable. Personne n'a gagné à la fin, c'est ça qui relève un peu de la tragédie.
On les laisse tous, à leur solitude, une solitude qui n'est pas choisie, qui les accable. Personne n'a gagné à la fin, c'est ça qui relève un peu de la tragédie.
Thierry Klifa, à propos des personnages de La Femme la plus riche du monde
Le personnage joué par Laurent Lafitte, Pierre-Alain Fantin, fait exploser toute la famille de l'intérieur. La Femme la plus riche du monde, est-ce une sorte de relecture du film Théorème de Pier Paolo Pasolini ? Ou n'y avez-vous pas pensé ?
Thierry Klifa : Si, j'y ai pensé, puisque c'est un personnage qui s'infiltrait dans une famille, mais le personnage de Pasolini, se servait du sexe pour tout faire voler en éclats. Il était beaucoup plus jeune, il avait une toute autre forme de séduction qui était liée à sa sensualité. Ce qui m'intéressait, c'était de faire un film avec un ton de comédie, de farce, traversé par la grande histoire, avec quelques familles catholiques traditionalistes de cette grande bourgeoisie, qui ont trempé dans la collaboration et qui sont imprégnées d'une certaine forme d'antisémitisme ordinaire. Donc, c'est vrai que Fantin va faire remonter tout ça à la surface. Et c'est un grand compliment d'être comparé, même de loin, à ce chef-d’œuvre éternel qu'est le film de Pasolini.

La relation qui est quand même très particulière entre Pierre-Alain Fantin et Marianne Farrère. Elle a une forte dimension sentimentale. Pour vous, entre François-Marie Banier et Liliane Bettencourt, ou entre vos deux personnages, il y a une forme d'histoire d'amour ?
Thierry Klifa : Oui, en tout cas de son côté à elle. On a un regard parfois sur elle assez misogyne, elle n'aurait été que victime, elle n'aurait rien décidé. Alors que certes, elle a été d'abord la fille de son père, puis la femme de son mari, mais là, c'est ne pas prendre en compte sa grande intelligence, sa force, sa puissance, sa beauté, son charisme, et le fait qu'elle était une femme d'affaires avisée, passionnée par ce qu'elle faisait. C'est une histoire d'amour platonique, parce qu'elle sait très bien qu'il est homosexuel. Mais oui, dans le film, je pense qu'il l'aime vraiment, parce qu'il est fasciné par elle et parce qu'ils rient énormément ensemble. Ils sont comme deux enfants qui font voler en éclats tous les carcans, les contours engoncés de cette bourgeoisie.
D'ailleurs, ce qui est très intéressant aussi, avec cette femme sur laquelle on porte un regard très misogyne, machiste, c'est que, non seulement vous lui faites dire "je travaille", mais vous la filmez aussi en train de travailler.
Thierry Klifa : Oui, c'était vraiment quelque chose dont on avait beaucoup parlé avec Isabelle, évidemment qu'il ne s'agissait pas simplement de dire qu'elle est une femme d'affaires, la femme la plus riche du monde et d'en faire un personnage assez passif. Quand on l'apprend au début de l'histoire, elle est très neurasthénique, très fragilisée moralement, mais la chose qui la raconte le plus, c'est quand elle est face aux actionnaires, aux conseils d'administration et qu'elle est à la tête de l'Empire. C'était très important de montrer cet aspect-là, de montrer que cette femme n'était pas que dans la passivité, qu'elle était passionnée, que sa vie privée entraînait chez elle une forme de mélancolie existentielle, mais que ce qui l'animait, c'était quand même s'occuper de ses affaires.

Vous a-t-il fallu prendre de grandes précautions juridiques ?
Thierry Klifa : Pas particulièrement, je ne me suis censuré sur rien, je n'ai pas pris de précautions particulières. J'ai essayé d'être au plus juste de l'histoire. Ce que je pourrais dire pour résumer, c'est que tout n'est pas vrai, mais rien n'est faux. Après, il n'était pas question pour moi de manquer de respect à qui que ce soit. Il était question de montrer l'humanité de ces personnages. C'est vrai qu'on les a entendus parler au moment de l'affaire, les uns, les autres, mais, ce n'est pas eux qui parlaient, ce sont les communicants qui étaient derrière eux. J'ai essayé de raconter autre chose et de les faire parler véritablement, même s'ils sont des personnages de fiction. D'ailleurs, on avait écrit une première version avec Cédric Anger, où on avait gardé le nom des personnages et où on était trop fidèles, trop factuels. Mais quand Jacques Fieschi est arrivé et a repris le scénario avec moi et Cédric, il a suggéré de changer les noms et on a resserré la temporalité, ça nous a donné une plus grande liberté. On s'est sentis libres d'essayer de raconter l'histoire non pas forcément telle qu'elle s'était passée, mais telle qu'on l'avait imaginée. Il y a un public assez jeune qui vient voir le film, et ce public est réceptif à cette histoire qu'ils ont découverte avec la série documentaire Netflix concernant l'affaire. Ce qui est intéressant, c'est qu'ils me disent "Ah, on a appris des choses, ça ne s'est pas tout à fait passé comme ça." Pour eux, c'était très complémentaire. La série est formidable, mais je pense que le film est parfaitement complémentaire parce qu'il n'est pas au même endroit que là où se situe la série.
Il était question de montrer l'humanité de ces personnages. C'est vrai qu'on les a entendus parler au moment de l'affaire, les uns, les autres, mais, ce n'est pas eux qui parlaient, ce sont les communicants qui étaient derrière eux. J'ai essayé de raconter autre chose et de les faire parler véritablement, même s'ils sont des personnages de fiction.
Thierry Klifa
Vous retrouvez Alex Beaupain pour la musique du film La Femme la plus riche du monde. Que vous apporte-t-il ?
Thierry Klifa : C'est notre cinquième collaboration, j'ai fait mes trois pièces avec lui, et Les Rois de la piste, donc je ne me suis même pas posé la question pour La Femme la plus riche du monde. Il m'apporte son talent, avec cette musique qui est très différente de ce qu'il a pu faire auparavant, que ce soit avec Christophe Honoré ou même avec moi, et qui a une couleur un peu polar des années 70. Alex ne vient pas simplement poser des musiques sur des images. C'est quelqu'un qui est très en amont, à qui il est l'un des premiers à lire le scénario, parce que j'aime qu'il me dise ce qui va ou ce qui ne va pas, ou s'il a des idées. Après, c'est évidemment le premier à voir un pré-montage. Il regarde les rushs avec moi, il ne me parle pas uniquement de sa musique, c'est un partenaire complet, c'est quelqu'un qui a un point de vue. Il venait suivre les répétitions et ce n'était pas simplement pour me parler musique. J'ai besoin de son œil, j'ai besoin de sa pertinence, j'ai besoin de son intelligence, de sa connaissance du cinéma ou du théâtre.

Quand vous faites dire à Marianne Farrère, « T'inquiète pas pour moi, je suis increvable », on a l'impression que vous évoquez Isabelle Huppert. Cette comédienne semble indestructible. Votre film ne dissimule-t-il pas un documentaire sur Isabelle Huppert ?
Thierry Klifa : Ça, c'est sûr, faire jouer une sorte d'icône par une des seules icônes du cinéma français, forcément il y a un jeu de miroir, c'est une femme célèbre, puissante, comme Isabelle. Après, la comparaison s'arrête là, parce qu' Isabelle est quelqu'un qui a construit, si ce n'est un empire, en tout cas une carrière absolument vertigineuse. Et forcément, ces actrices que j'ai pu filmer, que ce soit Catherine Deneuve, Nathalie Baye, ou Fanny Ardant, viennent, presque malgré elles, avec leur passé de cinéma. C'est vrai que cette phrase n'a pas été préméditée, c'est presque inconscient que cette phrase soit la dernière du film. Mais je me suis dit, quelle fin pour cette histoire et mon film. Tu as une lettre d'amour, un hommage à cette femme que j'adore, à cette actrice que je vénère, et, évidemment, je joue aussi d'une certaine façon avec son image, tout en sachant à quel point ce personnage est loin d'elle.
Les infos sur La Femme la plus riche du monde
La Femme la plus riche du monde de Thierry Klifa
Scénario : Thierry Klifa, Cédric Anger et Jacques Fieschi
Avec : Isabelle Huppert, Laurent Lafitte, Marina Foïs, Raphaël Personnaz, André Marcon, Mathieu Demy, Joseph Olivennes, Micha Lescot, Paul Beaurepaire, Yannick Renier, Anne Brochet, Douglas Grauwels
Sortie le 29 octobre 2025
Durée : 2h03
Synopsis : La femme la plus riche du monde : sa beauté, son intelligence, son pouvoir. Un écrivain photographe : son ambition, son insolence, sa folie. Le coup de foudre qui les emporte. Une héritière méfiante qui se bat pour être aimée. Un majordome aux aguets qui en sait plus qu'il ne dit. Des secrets de famille. Des donations astronomiques. Une guerre où tous les coups sont permis.
Entretien réalisé par Grégory Marouzé au téléphone le 17 octobre 2025 - Retranscription de l'entretien Lina Sergiani.
Remerciements UGC Ciné Cité Lille
Photos du film © Manuel Moutier. Affiche et film-annonce : Haut et Court
