The Color Bars Experience au Théâtre Sébastopol de Lille

Déjà 12 ans qu'Elliot Smith a fait le triste choix de nous poignarder en plein coeur.

Il serait facile, aujourd'hui, avec la distance, de le réduire à un artiste maudit et dépressif, à un junkie rattrapé par ses démons intérieurs. Mais ce serait oublier que derrière sa voix douce, souvent effacée et presque fuyante, se cachait un des plus subtils ciseleurs de mélodies de la génération post-grunge. Dont les chansons, par leurs audaces harmoniques et leur pureté acoustique prodigieuse, réussissaient l'exploit de contenir beaucoup et très peu à la fois.

'Angeles', 'Pictures Of Me', 'Waltz #2', 'Happiness' et autres merveilles demeurent ainsi intouchables, précieuses et fragiles. Des trésors d'orfèvrerie à l'incroyable puissance évocatrice. D'une intangible beauté. Composées avec un ventre douloureux, une mélancolie intérieure malheureusement jamais résorbée. Elliot Smith se considérait comme un usurpateur. Mais il a marqué son époque. Sa disparition, telle une plaie béante ne voulant pas cicatriser, a laissé derrière lui une place à jamais vacante au royaume du songwriting pop. Toutes ses chansons résonnent encore aujourd'hui, changent doucement des vies, suscitent des vocations... Et poussent à l'hommage (documentaires, albums de reprise...)

Comme celui rendu ce soir au Théâtre Sébastopol de Lille, The Color Bars Experience. Sûrement le plus touchant. Et le plus périlleux : l'interprétation, dans son intégralité, d'une des œuvres phares du chanteur de Portland : l'album Figure 8. Le dernier à être paru de son vivant. Un disque étincelant, partiellement enregistré à Abbey Road et logiquement Beatlesien dans l'âme. Un projet initié par un orchestre de chambre d'une dizaine de musiciens, pour la plupart issus du conservatoire d'Angers, et emmené par trois voix emblématiques de la scène indépendante américaine : Troy Von Balthazar, Ken Stringfellow et Jason Lytle.

Plus qu'une résurrection, c'est une véritable relecture orchestrale que propose The Color Bars Experience. Un hommage à la fois intime et flamboyant. Effervescent et modeste. Respectueux et personnel. Violons, alto, violoncelle, contrebasse, flûte, basson, cor, percussions, batterie et guitare électrique, tout en subtile harmonie et d'une unité sonique stupéfiante, redonnent, dans ce cadre somptueux et parfait qu'est le Théâtre Sébastopol, une nouvelle vie aux bijoux de Figure 8. Les réarrangements sont éblouissants. Soulignent l'indéniable qualité d'écriture d'Elliot Smith, ses influences classiques revendiquées (Rachmanivov, particulièrement) tout en les parant de nouvelles couleurs. On passe d'un émerveillement à un autre. Porté par une féérie céleste qu'on jurerait souvent dessinée par Danny Elfman en personne.

A tour de rôle, et en toute humilité, Troy Von Balthazar, Ken Stringfellow et Jason Lytle viennent se confronter à ces toboggans de soie pour rendre hommage à celui qui fut un ami proche ou un pair. Tout en se réappropriant de leur voix caractéristiques les mots de leur regretté compagnon de route. Ken Stringfellow, membre des sous-estimés Posies et musicien de tournée pour REM, apporte avec son timbre une touche Rock qui fait merveille, comme sur l'inaugural 'Son Of Sam'. Troy Von Balthazar, de sa voix traînante et hypnotique, presque désabusée, se fend d'interprétations frémissantes des chansons d'Elliot Smith ('Everything Reminds Me Of Her', 'Somebody I Used to Know', 'Junk Bond Trader', …), caressant au plus près leurs paroles souvent douloureuses. Pudique et porté par une timidité naturelle qui tranche avec son physique de bûcheron, Jason Lytle (ex-frontman des inestimables Grandaddy) est, lui, tout simplement bouleversant. Intime avec Elliot Smith, on le sent submergé d'émotions. Perpétuellement sur le fil du rasoir. Prêt à craquer à chaque instant. Mais livrant, de sa voix douce et finalement très proche de celle de son ami, des interprétations habitées et quasi-surnaturelles d' 'Everything Means Nothing To Me', 'Pretty Mary K', 'Can't Make A Sound' ou encore, en guise de conclusion, de l'emblématique 'Between The Bars', tiré lui de l'album Either/Or.

Traversé au final par une mélancolie plus belle que triste, on ressort du concert les yeux embués. Convaincu d'avoir vu passer subrepticement, en coulisses, un ami disparu... Étrange et belle sensation.

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